Conseil en innovation stratégique

L’avenir, ce n’est pas une plaisanterie

Innovation for good news #50

Au moment où je referme Les Furtifs d’Alain Damasio (édit. La Volte), Bernard Stiegler s’éteint à 84 ans.

Nous tenons ici à rendre hommage à ce philosophe sociologue inclassable, au parcours atypique (il fut notamment emprisonné pour braquage de banques et se forma à la philosophie en prison), qui s’est penché très tôt sur la technologie, les algorithmes, l’I.A, la toxicité d’Internet et leurs effets pervers au sein de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) et du groupe de réflexion Ars industrialis.

Depuis son premier essai paru au milieu des années 1990, La Technique et le Temps,  jusque dans  son dernier essai, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ?, en passant par L’Effondrement du temps (éditions Le Grand Souffle), il ausculta la désorientation de notre époque, caractérisée depuis l’apparition du world wide web en 1993 par une violente disruption : « …Nous vivons au bord de la folie ; la mélancolie, la disparition d’une espérance collective et le nihilisme ont même contaminé les jeunes générations… Le sentiment de n’être rien est ce que nous vivons actuellement. Qu’est-ce que n’être rien ? Rien veut dire que plus rien ne vaut. Nietzsche pensait que l’accomplissement du nihilisme prendrait deux cents ans. En fait, c’est allé plus vite qu’il ne le pensait. N’être rien, c’est être entièrement calculable par des algorithmes…” Selon lui, “être quelqu’un”, en revanche, c’est être “incalculable, imprévisible, incomparable, improbable”. Tels les Furtifs de Damasio, caméléons au hasard du contexte. Cette démoralisation généralisée identifiée par le philosophe, qui le conduit à affirmer que “le monde est devenu immonde”, doit une grande part de son intensité à la nouvelle ère du big data.

Après la première révolution industrielle du XIXe siècle et l’apparition de la machine-outil, permettant au capitalisme de réaliser des gains de productivité, après le développement du travail à la chaîne et du taylorisme, nous vivons une troisième vague d’automatisation de l’histoire : 3 millions d’emplois devraient ainsi être détruits en France d’ici dix ans ; 50 % des emplois seront automatisables au cours des vingt prochaines années.

La “réticulation généralisée”, amorcée dès 1993 avec internet, conduit à ce qu’aujourd’hui 3,5 milliards de Terriens, la moitié de la population mondiale, soient connectés en permanence. Or, “cela change tout à la vie, parce que nous sommes tracés en permanence”.

Ce qui inquiète Stiegler tient aux effets induits de cette économie numérique : les données que nous produisons avec nos smartphones et tablettes offrent aux plates-formes (sites marchands, Google…) la possibilité de les traiter de manière immédiate grâce à des algorithmes.

“… Ce qui est grave, c’est la production industrielle de protentions automatiques à partir des rétentions* que sont les data en permanence captées, stockées et traitées à la vitesse de la lumière par les plates-formes constituant ainsi le ‘capitalisme des plates-formes’, confie Stiegler. Les data sont des traces de mes rétentions primaires et secondaires qui forment des rétentions tertiaires numériques…“

En 1993, le dispositif qui s’impose avec le web bouleverse de part en part ce jeu de rétentions et de protentions* à travers les mathématiques appliquées à la traçabilité, renforcée par l’apparition du web 2.0, des réseaux sociaux et des plates-formes : « … qui peut effectuer des corrélations aux deux tiers de la vitesse de la lumière sur des milliards de données simultanément, cependant que nos systèmes nerveux, étant 4 millions de fois moins rapides, sont pris de vitesse par ces calculs produisant les protentions automatiques et préfabriquées qui court-circuitent nos désirs… »

Tous ces thèmes étaient également évoqués dans la fiction Les Furtifs d’Alain Damasio (par ex. le tracking via une bague, l’Anneau, sensée devancer tous nos désirs et faciliter nos déplacements).

A croire que Damasio fut le pseudo de Stiegler, allez savoir…

Et 50 ans auparavant, en 1943, Barjavel publiait son premier roman, ´Ravage´,  introduit par la phrase de Céline (« l’avenir ce n’est pas une plaisanterie ») où son scepticisme technologique devançait celle de Stiegler .

‽ For Good ? Oui, car à cette domination sociale du modèle algorithmique, Bernard Stiegler oppose la nécessité d’inventer une “économie fonctionnelle de la désautomatisation”.

Il expérimentait ce projet à Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, où se développe un “web néguentropique” (la néguentropie est une entropie négative), qui favorise l’échange, la transmission de savoir-faire et de savoirs théoriques entre les jeunes générations, les associations, les entreprises, les services publics et des doctorants du monde entier.

Cette économie de la néguentropie se propose de substituer au pouvoir d’achat, ‘’devenu massivement toxique”, “un savoir d’achat capable de redonner le goût de l’avenir à la génération Z, et une chance de vivre à ses descendants”. A l’ordre mondial dominant du big data et de la Silicon Valley, cette conception alternative et expérimentale de l’économie numérique opposerait une autre façon de vivre : une disruption “à la française”, porteuse d’une nouvelle ère, où nous pourrions nous sentir mieux.

* Pour expliciter les concepts de protention et de rétention : “La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet) qu’elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le ‘maintenant’ depuis ce qu’elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d’advenir (protention).” (arsindustrialis.org/attention)

L’équipe Tilt ideas vous souhaite une belle rentrée. On va dire que 2020 commence en septembre…

A ce propos, que diriez-vous de vous joindre à l’atelier Risc2030 de Tilt ideas et Arengi le 3/9 à 11h30 ? Inscriptions ici.

– Brice Auckenthaler, associé co-fondateur

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