Conseil en innovation stratégique

L’entreprise à mission : le retour aux origines du capitalisme plutôt que son dévoiement

>> Voir aussi : Les noces heureuses de la raison d’être et de l’innovation 

Par une ruse de la raison, le nouveau cadre juridique offert par la loi PACTE aux entreprises à mission reboucle alors avec les origines historiques du contrat de « corporation » mêlant – par une charte octroyée – finalité d’intérêt privé et public.

Tout démarre en Angleterre au XIIème siècle avec des guildes regroupant des personnes par proximité – géographiques pour les municipalités ou d’activité pour les artisans –  à qui la Couronne reconnaissait des droits spécifiques.

C’est sous le règne d’Edouard III au XIVème que les corporations prennent leurs attributs juridiques modernes : l’« incorporation » par charte royale permet la constitution d’une personne morale pérenne avec d’une part une existence distincte de la somme de ses membres et d’autre part des privilèges comme l’auto-gouvernance de toutes les affaires liées à la communauté représentée (par exemple pour les tisserands, l’exclusivité du droit de commerce sur les tissages ou de la formation). De par leur charte octroyée, toutes ces « corporations » incluaient nécessairement un objectif (« purpose ») d’intérêt public pour obtenir leur autorisation.

Le XVIème siècle franchit une marche avec la création de la East India Company, autorisée par une charte d’Elisabeth d’Angleterre en 1600, stipulant que le commerce n’existe que comme moyen (« by way of ») au service de l’intérêt public (« for the honour of our realm »). Les risques capitalistiques de l’aventures sont rendus possibles par la constitution sous forme de « Joint stock », c’est-à-dire la constitution d’un capital par de nombreuses personnes privées, marchandes ou non.

Ce recours au Joint Stock pour financer les expéditions maritimes risquées apporte une triple innovation qui structure aujourd’hui encore l’entrepreneuriat :
  1. Levées de fonds très importantes (au-delà de ce que la couronne aurait pu apporter)
  2. Ouverture de l’investissements à des riches non marchands (notamment la noblesse qui ne pouvait jusqu’ici commercer)
  3. Partage des profits à tous ces « adventurers » (tout en maintenant un capital permanent nécessaire à la continuation des projets)

Cette combinatoire de l’intérêt privé et général perdurera vers les nouvelles a(d)ventures de la révolution industrielle. Ainsi, la 1ère ligne de chemin de fer créée – la Stockton & Darlington Railway Company des frères Stephenson en 1825 – arborait fièrement comme devise « Periculum privatum, utilitas publica » (soit « risque privé pour un service public »).

Pour autant, l’année 1819 viendra bouleverser le paysage juridique et décorréler ces deux objectifs. Le juge Marshall de la Cour Suprême des jeunes Etats-Unis d’Amérique vient confirmer le statut de « private corporation » à l’université de Darsmouth (New Hampshire) qui contestait l’emprise de l’Etat britannique et de sa charte sur sa gouvernance. De facto, cela posera la distinction public / privé qui n’existait pas en droit anglais. Le coup de grâce au modèle ancien sera donné en parallèle par le tribunal de New York en 1811 qui considère qu’un simple enregistrement au greffe permet la création d’une « business corporation », jetant aux oubliettes la charte étatique et ses obligations associées de mission d’intérêt général.

La formulation française de l’article 1832 du Code Civil résume cette évolution en définissant « l’objet social » de l’entreprise comme la vue « de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourrait en résulter ». Et les seules limites à l’intérêt général ne sont plus portées que par les lois anti-monopolistiques qui visent à empêcher tout abus de position dominante à la fin du XIXème siècle.

Après le sursaut de l’entreprise paternaliste et solidaire au mitan du XIXème siècle, le profit avait fini l’emporter comme boussole dominante. La financiarisation de l’économie, l’augmentation du rythme des raids financiers et fusions/acquisitions, ou encore la thématique de la responsabilité des dirigeants vis-à-vis des « fiduciary duties » – c’est-à-dire des devoirs qu’ils portent envers les intérêts des actionnaires– avaient transformé le contrat de société en un véhicule pour les intérêts des actionnaires au détriment de l’ouverture des projets collectifs.

Et pourtant, après un XXème siècle tournée sur le développement du profit à tout crin, l’aube du XXIème siècle apporte un heureux retour à l’esprit d’origine des « corporations ».

André Compte Sponville dans Le capitalisme est-il moral montre l’explosion actuelle de la séparation historique entre ce qui relève du technique / scientifique / économique (possible vs impossible), du juridique / politique (légal / illégal) et du moral (juste / injuste) au bénéfice d’une entreprise qui s’engage sur les ordres. Dans le même esprit, l’étude quantitative Brand’Gagement© (Tilt/Epsy 2020) a déjà montré que 84% Français attendent des entreprises qu’elles sortent de leur domaine économique pour agir sur l’intérêt général. Et que la part des Français prêts à payer plus cher le même produit ou service venant d’une entreprise qui s’engage a doublé à 4 ans pour atteindre la moitié d’entre eux.

Cet état d’esprit de retour à l’entreprise aussi comme terre de mission est enfin à rapprocher du prix Nobel d’Economie attribué en 2009 à Elinor Ostrom, première femme à le recevoir dans cette discipline, pour ses travaux sur la réhabilitation des « commons » (de la planète à internet), soit la protection des « ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures ». Elle montrera avec succès dans Governing the commons  que des formes de gouvernance autres que privation ou étatisation sont possibles, et qu’elles sont concrètement mises en œuvre par des communautés pour protéger et maintenir les ressources partagées qui leurs sont confiées. Soit le retour à l’état d’esprit du XIVème en Angleterre, celui d’avant les enclosures, où même les plus démunis pouvait accéder aux terres pour ramasser du bois mort ou du miel.

A l’heure de la préparation du jour d’après (l’épidémie Covid-19), il est urgent de reprendre le fil du temps long et de redéfinir, entreprise par entreprise, leur contribution au bien commun. Soit la question des externalités positives. Soit celle du vivre ensemble. Enfin !

‽ Et vous, dans quelle mesure répondez-vous à l’attente croissante de créations d’externalités positives par votre action en produits et services ? En d’autres mots, dans quelle mesure votre entreprise devient-elle irremplaçable par son effet de bord sur le bien commun et une société meilleure ?

Antoine Mahy, directeur associé